28 mars 2024

Paul Lovens ' recordings issued recently with Florian Stoffner Peter Kowald Günter Christmann Daunik Lazro Carlos Zingaro Joëlle Léandre Rudi Mahall Stefan Keune John Russell Hans Schneider Seppe Gebruers Hugo Antunes Hans Koch Paul Hubweber & John Edwards

Paul Lovens & Florian Stoffner Tetratne ezz-thetics 1026
https://www.nrwvertrieb.de/products/0752156102625
https://now-ezz-thetics.bandcamp.com/album/tetratne

Le vieux label Hat Hut / Hat Art / Hatology a fait peau neuve depuis quelques temps : prénommé ezz-thetics du nom d’un album génial de George Russell avec un Round About Midnight d’anthologie et un exceptionnel Eric Dolphy en soliste. Voici l’anecdote : Paul Lovens, Paul Lytton et Wolfgang Fuchs logeaient chez moi durant le Festival Percussion – Improvisation en février 1986 à Bruxelles. Au petit déjeuner, je propose d’écouter quelques albums de jazz : Paul Lovens me suggère d’écouter le pirate de Rollins à la Mutualité en 1965 avec Art Taylor et Paul Lytton recommande les Berlin Concerts d’Eric Dolphy, entre autres, aussi pour les solos de Benny Bailey. Des connaisseurs ! Je mets sur la platine une compile Milestones de George Russell qui reprend les perles d’Ezz-thetics (avec Dolphy, David Baker au trombone, Don Ellis, Steve Swallow à la contrebasse et le batteur Joe Hunt) et je leur fais écouter cette version extraordinaire de Round Midnight où Eric Dolphy prend un solo de plus en plus zig-zaguant. Paul Lovens qui est un écouteur obsessionnel demande de le réécouter au moins une demi-douzaine de fois en comptant le rythme avec ses phalanges retournées sur le bord de la table avec un découpage rythmique magique. C’est cette magie que je retrouve dans ce duo extraordinaire face à la guitare électrique avec effets et pédales de Florian Stoffner, qui n’était sans doute pas encore né lors de cette réunion à mon domicile. Les afficionados doivent sans doute regretter que Derek Bailey n’ait jamais enregistré plus qu'un seul morceau avec Paul Lovens, le prince de la percussion librement improvisée. (cfr Idyllen Und Katastrophen poTorch ptr jwd 6)
Rassurons – les avec ce Tetratne, on tient un véritable trésor digne d’être comparé à un duo avec D.B. Florian & Paul ont déjà été entendus dans le superbe Mein Freund Der Baum avec Rudi Mahall, un rare zèbre de la clarinette basse qui se hausse à la mesure d’Eric Dolphy. Quelle coïncidence ! Florian Stoffner sélectionne soigneusement ses effets électroniques et parmi les infinies possibilités sonores via ces pédales rassemblées en rack qui lui font faire plus d’efforts avec ses pieds, ses genoux et ses mollets qu’avec ses doigts et ses mains sur le manche. Il s’agit d’une démarche cohérente et pointilleuse sans effusion ni explosion logorrhéique (comme cela arrive souvent avec ces engins) qui contrebalance le jeu hyper précis, faussement aléatoire et épuré jusqu’à l’ascèse de Paul Lovens. On entend les ustensiles et baguettes frotter et percuter légèrement les surfaces amorties des tambours, woodblocks, cymbales posées à même les peaux. Il imprime des hauteurs clairement définies à chaque frappe répondant à la quasi vocalité des timbres du guitariste, lequel développe une dynamique sonore d’une parfaite lisibilité. Sa démarche est bruitiste, mais elle se réfère à des intervalles et des une expressivité instrumentale chaleureuse et suprêmement explicite qu’on en oublie toute la pagaille électronique des boutons, voyants, câbles, pressoirs, potentiomètres, préamplis, que sais-je encore, souvent coupables d’une bouillie sonore indigeste chez nombre de praticiens. Bref , je ne vous le fais pas dire, mais ces trente-quatre minutes concentrées en font l’album (ou un des albums) en duo par excellence de ces dernières années. Notes de pochette d’Evan Parker.

FMP0070 Peter Kowald Quintet Peter Kowald Günter Christmann Peter Van De Locht Paul Rutherford Paul Lovens Corbett vs Dempsey. https://www.corbettvsdempsey.com/records/peter-kowald-quintet/ Le son audio remixé et amélioré par Olaf Rupp :
https://destination-out.bandcamp.com/album/peter-kowald-quintet

Oolyakoo !! 14 janvier 1972. C’était l’époque de la bande à Baader. Une nation entière restait accrochée aux nouvelles télévisées avec inquiétude. Braquages et enlèvements se succédaient : la police et les enquêteurs étaient à la recherche des militants de la Rote Armee Fraktion. Signalement : des jeunes chevelus et barbus se déplaçant en station wagon cinq portes BMW à toute vitesse. Et donc la police allemande fut un jour mise sur la trace d’une BMW aperçue par d'honnêtes citoyens filant à tombeau ouvert sur une autoroute quelque part entre Frankfurt et la Bavière. La piste mena à une salle où cinq musiciens préparaient leur concert. Sommés de se rendre et de livrer leur identité, Peter Kowald, contrebasse, Paul Lovens, batterie, Günter Christmann, trombone, Paul Rutherford, trombone et Peter Van De Locht, saxophone alto, très interloqués par la maréchaussée, ne purent réprimer un grand éclat de rire. Fort heureusement, leur identité correspondait aux noms des artistes inscrits à l’affiche du concert. La BMW était celle de Günter Christmann quand il était un fonctionnaire et expert des propriétés foncières du Lander d’Hannovre et elle lui était indispensable pour rejoindre son service au lendemain d’une prestation musicale. Peter Van De Locht fut un de ces allumés du free et hurleur de saxophone dont la performance ici enregistrée devait le placer en première ligne parmi les légendes méconnues du free. Plus impressionnant que Kaoru Abe, par exemple. Il souffle à pleins poumons dans une dimension ultra-free : le timbre du sax alto est comprimé au maximum et explose comme des giclées de vitriol. Ses improvisations hallucinantes sont paradoxalement intelligemment construites en relation avec les passages obligés des deux trombones. Extraordinaire !! Ce quintet sax – deux trombones – contrebasse – batterie nous remémore celui d’Archie Shepp avec les trombonistes Grachan Moncur III et Roswell Rudd, Jimmy Garrison à la contrebasse et Beaver Harris à la batterie enregistré cinq ans plus tôt à Donaueschingen, en présence de Paul Lovens dans le public. Archie Shepp Live at Donaueschingen documente une des rares tournées d’un groupe de free-jazz afro-américain en Europe durant les sixties et eut une véritable influence à l’époque. C'était un des rares disques de free-jazz publié et distribué régulièrement en Europe par une compagnie importante, MPS Saba et il était dédié à John Coltrane. De ce point de départ qui semblait alors le point ultime du free convulsif « supportable » à bon nombre d’auditeurs grâce aux références au RnB et à la mélodie de The Shadow of Your Smile, le quintet de Kowald en écartèle tous les paramètres lyriques et rythmiques en malaxant sonorités et fréquences vers l’inconnu. On reconnaît déjà un Paul Lovens jeune, tant dans le solo de percussion qui débute à la 2’25’’ de Platte Talloere, le premier morceau, et que dans le duo qu’il enchaîne avec le trombone avant-gardiste de Paul Rutherford, ici (déjà) au sommet de son art. Platte Talloere est un jeu de mot en dialecte d’Anvers, où Kowald a résidé un temps certain : en quelque sorte, un plat « plat » du Plat Pays ou une assiette vide. À l’époque, obnubilé par Han Bennink, Lovens se faisait raser le crâne de très près comme son idole et on retrouve quelques figures percussives benninkiennes au fil de l’enregistrement.
Contrebassiste classique dans le domaine contemporain ayant joué du jazz moderne, Christmann a adopté le trombone pour pouvoir jouer du free-jazz. Son jeu expressionniste assez tonitruant d’alors est d’ailleurs un vrai régal et documenté aussi sur King Alcohol / Rudiger Carl Inc FMP0060, enregistré deux jours plus tôt, dans le même lieu à l’Akademie der Kunste, Berlin. Croiser sur sa route Paul Rutherford fut pour Günter Christmann une inspiration providentielle le mettant définitivement sur orbite dans son exploration méticuleuse et aérienne du trombone dans les années qui suivront. Durant ce concert, le génie sonore de Rutherford est éclatant et délirant et Lovens dialogue avec lui à deux reprises dans son style « Lovens » alors qu’il soutient les efforts expressionnistes de Christmann « à la Bennink ». Le solo de Rutherford qui clôture Pavement Bolognaise avec force harmoniques et vocalisations (démentiel!) laisse la place au alphorn de Peter Kowald en un jeu modal avec les deux trombonistes pour un final nettement plus lyrique, « folk imaginaire », si on veut. Peter Kowald a rassemblé fort heureusement ce groupe et conçu très adroitement le déroulement des opérations et de ses séquences. Platte Talloere est à cet égard un classique du genre : toutes les situations explosives ou implosives s’enchaînent comme dans un dessin animé et cela continue avec Wenn Mir Kehlkopfoperierte Uns Unterhalten. Cette phrase surréaliste nonsensique suggère qu’en opérant le larynx (sans doute parce qu’on a avalé l’assiette vide de travers), « nous » subvenons à nos besoins (de nourriture). Confirmé par le titre suivant : Pavement Bolognaise ! C’est vrai que nombre d’entre eux mangeaient de la vache enragée.
On peut dire que la musique du PKQ se situe au point d’intersection du free-jazz dans ce qu’il a de plus radical et de la pratique de l’improvisation libre, chacune des pièces étant mises au point au préalable en vue de stimuler la spontanéité. On appréciera la rage avec laquelle Kowald torture littéralement les cordes de sa contrebasse ou la délicatesse de son col legno en symbiose avec le percussionniste au milieu de Pavement Bolognaise qu’ils cuisinent comme des chefs. Cette contrebasse aboutira chez un de mes meilleurs amis qui la prêta ensuite à son coiffeur, lequel la laissa s’échapper du toit de sa voiture en allant essayer d’en jouer (sic !). Un album fantastique, non seulement parce qu’il rassemble des incontournables de l’improvisation libre de première grandeur, mais surtout par le fait que dans leur cheminement évolutif d’alors, ces jeunes musiciens ont mis un point d’honneur à mettre en boîte un monument d’énergie rebelle, de rage ludique et de surprise éclatée sur le temps d’un concert avec (aussi) une réelle musicalité et une logique confondante. On envahit un territoire inconnu, mais on ne s’égare jamais ! Cette suite démesurée dans sa folle énergie narre une histoire, une aventure, une traversée devant un public ébahi. Un must éphémère mais intégral !! La pochette est ornée de douze créations graphiques réalisées par des amis de Peter Kowald, dont Fritze Margull et Krista Brötzmann. Dire que j’ai réussi à égarer ma copie « 19 Mierendorfstrasse » il y a trop longtemps. Ah ! La jeunesse.

Madly You Daunik Lazro Carlos Zingaro Joëlle Léandre Paul Lovens FOU Records FR – CD 46. Reissue 2022
https://www.fourecords.com/FR-CD46.htm

Réédition bienvenue d’un album brûlot publié il y a fort longtemps par Potlatch (P CD 102) et enregistré par Jean-Marc Foussat en mars 2001 au cours du Festival Banlieues Bleues, lequel Jean-Marc a pris l’initiative de l’insérer dans le catalogue chamarré de son label FOU Records. Vu la longueur des deux morceaux, Madly You fait 40:47 et Lyou Mad, 19:33, on peut penser que ce « super-groupe » est sans doute l’initiative personnelle de Daunik Lazro plutôt qu’une suggestion de Joëlle Léandre. En effet la contrebassiste parisienne préfère des formes plus courtes agrémentées éventuellement de duos alors que le saxophoniste, ici à l’alto et au baryton, ne craint pas les embardées jusqu’au-boutiste et la persévérance risquée de maintenir le cap au fil de dizaines de minutes non-stop. Et comme Paul Lovens a toujours été prêt à tout, même à frapper dru alors qu’on le connait ultra – pointilliste dans nombre de circonstances. C'est donc l'option choisie par le batteur : abrupt et mystérieux, mais en finesse ! Par chance, a été convié ce super violoniste, Carlos Alves Zingaro, un des incontournables européens de la musique chambriste raffinée qui a lui-même autant d’affinités pour Léandre que pour Lazro, rencontré déjà dans les années 70. On sait que journalistes et amateurs avertis gambergent toujours face à ce genre de groupes composés de fortes personnalités « incontournables » . Question : la somme des talents conjugués ici apportent-ils un bonus, une féérie, des émotions etc… ?
Dès le départ les deux cordistes font grincer l’âme de leurs instruments et frottent à qui mieux mieux alors que Daunik Lazro et ses harmoniques aiguës entonnent déjà le cri de guerre. Frappant à peine au départ, Paul Lovens répond par une flagrante explosion qui retombe aussi vite, laissant le quartet suspendre son vol dans un rythme de croisière apaisé tout en donnant l’impression que la cocotte - minute exploserait bien. Chacun apporte sa pierre à l’édifice, en créant un espace sonore de jeu qui permet à tous de se faire entendre y compris les moindres détails comme ce dialogue tangentiel sax alto / percussion dans lequel Léandre s’invite en étirant ses sonorités à l’archet. De chaque configuration – séquence successive naissent des occurrences soniques et des actions diversifiées, et vers la dixième minute, les deux cordistes s’agrègent en duo. Dialogue imbriqué dans lequel le batteur s’insère insidieusement et graduellement. Ces passages de relais et le silence de l’un puis de l’autre crée des phases de jeux distinctes qui mènent un Lovens solitaire à faire tituber des résonances et de très curieuses frappes détaillées et isolées sur les cymbales s’apparentant à l’écriture automatique d’un poète unique de la percussion. C’est sur ces étranges digressions que Daunik Lazro fait mugir et gronder son sax baryton graveleux à souhait avec la dose de petits silences nécessaires pour maintenir cette infinie poésie. Il faut ensuite admirer l’intervention fantomatique du violoniste portugais et les discrètes trouvailles de Lovens, trublion à (presque) jamais inégalé dans cette scène improvisée depuis 50 ans. Joëlle Léandre s’impose ensuite à bon escient permettant à Carlos Zingaro de s’ensauvager. Ce qui est magnifique dans cette continuelle gesticulation organique « sauvage » lorsqu’on l’écoute attentivement, est ce dosage savant dans les interventions individuelles qui prennent chacune à leur tour la prééminence de manière lisible, éphémère, équilibrée et justifiée par l’équilibre des forces en présence et cette mise en commun qui met chacun des quatre improvisateurs sous les feux des projecteurs ou au centre du débat avec une magnifique alternance. J’ai beau écouter avec concentration, je n’arrive pas à trouver de quelconque longueur dans cette improvisation collective qui passe de l’expressionnisme brut à un filet de jeu restreint comme durant cette séquence vers les minutes 28-29 (scie musicale + violon). Celle-ci s’étire dangereusement jusqu’à la minute 33, elle, carrément psychodramatique, et tout un nuancier improbable d’actions aussi concertées que déroutantes. Il y a peut – être moyen de jouer de manière plus ceci ou plus cela, mais il est indéniable que la qualité musicale « improvisée » et la complete communion est particulièrement réussie. Et ils se paient le luxe d'aller encore plus loin dans les 19:33 de Lyou Mad (exploit) avec des éclairs fulgurants et des trouvailles renouvelées (les deux splendides cordistes!). Je retrouve là le Paul Lovens du génial duo avec Paul Lytton et croyez-moi Joëlle Léandre en prend de la graine, Daunik Lazro signant ici un sommet instantané de sa carrière. Jean–Marc Foussat : bien vu mon gars ! Sensationnel !! Vive la Foussattitude !!

Florian Stoffner Paul Lovens Rudi Mahall Mein Freund der Baum Wide Hear WER032
https://wideearrecords.bandcamp.com/album/mein-freund-der-baum

Enfin !! Après avoir délaissé, sans doute définitivement, le catalogue entier de son légendaire label Po Torch à l’écart des rééditions vinyliques ou digitales depuis l’avènement du CD, Paul Lovens (et Florian Stoffner) est crédité « Produced by Flo and Lo » ! Tous ses autres albums parus en cd depuis la fin de la saga Po Torch, l’auraient été à la demande expresse d’excellents collègues, comme Alex von Schlippenbach, Stefan Keune, Thomas Lehn, Rajesh Mehta, Georg Gräwe, etc… Le fabuleux trio PaPaJo avec le tromboniste Paul Hubweber et le contrebassiste John Edwards se distinguant comme une véritable coopérative tri-partite assumée et un des rares groupes permanents du percussionniste.
C’est bien le pari de ce remarquable trio avec le guitariste Suisse Florian Stoffner et l’incontournable clarinettiste basse Berlinois Rudi Mahall. Mein Freund der Baum : chacun de ces mots (Mon Ami l’Arbre) intitule quatre intrigantes improvisations enregistrées à Zürich et à Lisbonne en 2016. Florian Stoffner est un sérieux client, disposant de tous les moyens nécessaires pour tirer parti des possibilités sonores et ludiques de la guitare dans une voie éclairée par les effets que Derek Bailey a mis en lumière, fait front aux audaces et facéties du percussionniste en se laissant entraîner par ou en résistant à la force centrifuge et les arcanes de la maestria lovensienne. Voletant avec un extrême brio dans le registre aigu de son instrument mis au jour il y un demi-siècle déjà par la magie d’Eric Dolphy, Rudi Mahall enfourne inlassablement harmoniques piquantes et coups de bec péremptoires comme un pivert obsédé ou une oie folle. Il faut absolument suivre le percussionniste à la trace en se concentrant sur son jeu et le moindre de ses écarts pour saisir ce que signifie l’état permanent d’improviser et tirer parti du moindre accident de parcours et le rendre musical en toute spontanéité. Cosmique. C’est une leçon sur laquelle nombre de praticiens de la libre percussion et leurs auditeurs concernés / obsédés doivent absolument méditer. Je suis souvent fatigué d’entendre de la batterie roule ta boule sans trop d’acuité, d’expressivité et de dynamique. Lovens joue comme il parle : tout a une signification. Le jeu de Florian Stoffner recèle des impromptus magiques, imaginatifs nourrissant à bon escient l’inspiration des deux complices. C’est rempli de plans séquences à faire péter l’éclairage pour laisser miroiter le clair de lune sur un lac de haute montagne dans le silence du vent sifflant légèrement sur les crêtes. Mon ami, vieille branche ou jeune pousse, grimpe dans l’arbre immédiatement. Hautement recommandable : un des rares albums dont la ludicité et l'acuité n’ont rien à envier aux albums mythiques de notre jeunesse, Po Torch, London Concert, Gentle Harm, et cie....

Joëlle Léandre et Paul Lovens Off Course ! Fou records FR CD 41
https://fou-records.bandcamp.com/album/off-course

Contrebasse et percussions une combinaison instrumentale qui fait sens, ces deux instruments étant associés dans la section rythmique de la musique de jazz, qu’il soit « Chigago », « Swing », « Be-bop », « Modal » ou « Free ». Mais en tandem, c’est une autre affaire. La grande dame de la contrebasse fait ici équipe avec le farfadet de la percussion improvisée, cadet de la génération des pionniers européens (Brötz, Evan, Bennink, Derek, Stevens etc…) pour une rencontre sonore pointue, avec une belle dose de focus et de perspicacité épurée. Enregistré en 2013 aux Temps du Corps à Paris en 2013, ce concert compte dans les quelques duos de Paul Lovens documentés alors qu’il quitte définitivement la scène pour des raisons de santé. La sortie récente de Tetratne avec le guitariste Florian Stoffner et de Nephlokokkygia avec le souffleur Hans Koch par le label Ezz Thetics démontre à souhait que ce percussionniste en fin de carrière n’avait pas fini de nous étonner, ne fut-ce qu’avec son sens profond de l’essentiel. Ces frappes sélectionnées dans l’instant pour exprimer le poids, la densité et le rebond des objets percutés, égratignés ou frottés, les éphémères vibrations qui soulèvent le silence, cette poursuite de l’improbable, ces cascades métaphoriques de l'évidence exprimée définitivement. De même, Joëlle Léandre s'est impliquée dans des duos de haute tenue avec Derek Bailey, Steve Lacy, Irene Schweizer, Lauren Newton (etc...) sortant la contrebasse de son rôle parfois étriqué d'instrument de "support" pour lui conférer une musicalité évidente en libre parcours. Avec Joëlle, Paul a trouvé une partenaire qui partage cette capacité optimale de dialogue, accouplée avec un sens de la proportionnalité du geste en traçant une trame limpide, des oscillations ludiques du timbre des bois et cordes de son gros violon. L’attention auditive et humaine de Paul Lovens ouvre tout le champ sonore à la sonorité de la contrebasse qu’elle contribue à mettre en valeur tout en tirant avantage de cet espace et ses silences, et lui (Paul) pour insinuer toute sa science de la percussion libérée des tics et des tocs et rendue à l’état de nature, sauvage et merveilleuse. Paradoxalement hyperactif avec un sens inné de l’épure où chaque instant compte et brille. Des sons vocaux de Joëlle Léandre expriment le non-dit qui anime ses entrailles. On aime à la suivre furetant entre les scintillements des cymbales qui s'éclipsent dans le silence et se créer des passages secrets dans une belle trame narrative. Les vibrations de la contrebasse charment et fertilisent les micro-frappes obsédées de son acolyte. Une communion ouverte sur l'infini. Un chant intime, un équilibre choisi. Dure-t-il 32 minutes (Off Course !) et 6 minutes 6 secondes (…where else.), ce CD courte durée nous permet de nous repasser encore et à nouveau tout le cheminement de cette conversation musicale (sonore, émotionnelle, improvisée) inédite sans nous embarquer dans les grandes longueurs d’une écoute interminable. Tout est dit dans le temps qu’il faut pour le jouer, le distendre, le compresser et nous livrer une belle invention d’instants ludiques. Pour ceux qui aiment à être documenté au-delà du raisonnable, je signale l'existence d'enregistrements réunissant une contrebasse et une batterie dans le cadre de la libre improvisation : Léon Francioli et Pierre Favre "Le Bruit Court" (LP L'Escargot 1979), John Edwards et Mark Sanders "Nisus" (Emanem CD), Peter Kowald et Tatsuya Nakatani "13 Definitions of Truth" (QuakeBasket CD) et les sessions publiées par Damon Smith avec Bob Moses ou Alvin Fiedler. Avec ce Off Course ! providentiel, on tient un très beau document !

Nothing Particularly Horrible Live in Bochum ’93 Stefan Keune John Russell Hans Schneider Paul Lovens FMR CD560-1119
Avec un titre aussi tiré par les cheveux, cette rencontre datant d’il y a plus de 25 ans ne présage pas d’une aussi convaincante réussite à l’écart des modèles – enregistrements déjà réalisés par deux ou voire trois des quatre compères, ici rassemblés pour la première fois. En effet, il s’agit de la toute première rencontre du guitariste John Russell et du saxophoniste Stefan Keune, ici au sopranino et au ténor. À l’époque, ce jeune nouveau-venu dans la scène improvisée venait de jouer et enregistrer avec Paul Lytton et le contrebassiste Hans Schneider, présent ici (Loft Stefan Keune Trio/ Hybrid 3 1992). Par la suite, Russell et Keune vont collaborer étroitement et nous laisser deux magnifiques CD's, Excerpts and Offerings/ Acta et Frequency of Use/ NurNichtNur. Paul Lovens et John Russell sont des habitués du groupe Vario du tromboniste Günther Christmann. Hans Schneider et Lytton ont joué fréquemment avec le clarinettiste basse et souffleur de sax sopranino Wolfgang Fuchs, disparu depuis. Il y a un peu de Fuchs chez Keune. Mais ne jouent-ils pas « la même musique » ? Malgré l’acoustique réverbérante du Musée de Bochum et en dépit du professionnalisme d’Ansgar Balhorn, preneur de sons réputé, l’enregistrement à la fois dur et caverneux de ce superbe concert ne parvient pas à altérer la fascination de cette musique improvisée collective. Elle l'amplifie même. On connaît la vélocité légendaire de Paul Lovens et l’articulation quasi evanparkerienne et la puissance mordante du sopranino de Stefan Keune et, en bonne connaissance de cause, nous nous serions attendus à une foire d’empoigne étourdissante, une cavalcade pétaradante. Mais il n’en n’est rien. Si Stefan Keune a tout le profil sonore du hard-free (cfr Evan Parker avec Schlippenbach et Lovens), les deux autres acolytes cordistes, par la nature de leurs instruments, favorisent le concept de musique de chambre pointilliste, connu par les brötzmanniaques sous l’appellation « english disease ». John Russell joue exclusivement de la guitare acoustique et, à cette époque, évoluait avec John Butcher et Phil Durrant dans leur trio légendaire. Le contrebassiste Hans Schneider ne se commet jamais dans le hard free, mais privilégie la qualité de timbre et la palette sonore détaillée de son grand violon avec un superbe coup d’archet chercheur et découvreur de sonorités. Et donc, s’étale devant nous un remarquable échange improvisé où chaque improvisateur laisse aux trois autres l’espace et le temps de faire des propositions et se met à intervenir / répondre alternativement en favorisant des pauses silencieuses. Durant la première partie du concert, une longue suite de 23:13 intitulée Stretchers, le jeu du saxophoniste au sopranino est extrême dans l’aigu, chargé, vitriolique. Le guitariste joue des harmoniques pastorales ou racle méchamment les cordes en suivant les volutes du souffleur qui dépasse ensuite la tessiture de l’instrument dans des harmoniques fantômes.
Paul Lovens veille au grain avec des commentaires étouffés qui peuvent se métamorphoser très épisodiquement en une multiplication de roulements secs rendus possibles par les propriétés sonores des tambours chinois. La contrebasse ronronne entraînant les acolytes vers plus de délicatesses, dispensant des descentes graveleuses qui appellent des sons ultra aigus, crotales à l’archet du percussionniste et harmoniques extrêmes de l’anche. Subitement la séquence s’arrête dans un échange vif percussion/ sax qui enchaîne sur les tracés arachnéens forcenés du guitariste. L’aspect ludique, la fluidité et la vivacité propulsent les sons dans une tournoiement contrôlé. Stop ! Lovens atterrit sur des détails infimes grattant et frottant un woodblock éborgné et il s’ensuit des échanges en métamorphose permanente où chacun essaie avec succès de superposer des modes de jeux très différents, mais complémentaires et marqués par une forte indépendance de chaque improvisateur dans l’interpénétration des sonorités individuelles. Le batteur relâche chaque fois la tension vers le quasi silence, laissant l’initiative à ses collègues qui rivalisent d’esprit d’à-propos, d’initiative et de quelques fantaisies impromptues. Après cette longue improvisation, le quartet se concentre en des échappées plus brèves et concises. Cuism dure 9:43, Drei (Trois) 4 :29 et With a big stick 6:51. La musique de Cuism atteint d’autres horizons et renouvelle l’atmosphère du concert en combinant différents ostinatos de manière retenue laissant le saxophoniste placer de remarquables doigtés fourchus. Cette séquence s’évanouit devant le jeu ténu et fantomatique de la scie musicale à l’archet auquel répondent des sons métalliques improbables de Russell. On entend poindre ci et là les lents et imperceptibles glissandos de la contrebasse, Schneider saupoudrant les options les mieux choisies dans le flux du collectif avec un goût sûr. Chaque improvisation collective a son caractère propre et distinct de la précédente rendant légitime la publication de ce document rare qui transcende allègrement sa relative qualité sonore enregistrée. Laquelle lui donne curieusement son aura magique. L’âpreté et l’urgence du jeu de Keune sont renforcées par les interventions soignées, méticuleuses et presqu’éthérées des trois autres. Quoi qu’il se passe, nous avons à affaire à une qualité d’invention, une pureté d’intention et une écoute mutuelle merveilleuses. Enregistrée à une époque où ce type d’approche sonore épurée était marginale et encore quasiment inconnue en France, Espagne, Portugal, Italie etc... enregistrements du début des années nonante à l’appui. Je songe aussi à Quintet Moderne qui réunissait Lovens Harri Sjöström, Phil Wachsmann, Teppo Hauta-aho et Paul Rutherford (Ikkunan Takaina / Bead Records). À plébisciter avec insistance. Surclasse de nombreux enregistrements récents.
The Room : Time and Space Seppe Gebruers Hugo Antunes Paul Lovens LP el Negocito Records troika 3 Po Torch Records
https://elnegocitorecords.com/releases/eNR084+.html
https://elnegocito.bandcamp.com/album/the-room-time-space

Cette Room dans le Temps et l’Espace (Time and Space) a été enregistrée en février 2016 à Malines. J’ai fait l’acquisition d’une copie CD que tout récemment, c’est donc pour cette raison que mon compte rendu ne paraît que trois ans après sa parution. Les courtes notes de Paul Lovens sur la pochette reflètent le sentiment ou la sensation qu’une pièce, un lieu (The Room) a sa propre personnalité qui vous aide à faire silence et écouter intensément. Je crois que cet enregistrement avec le pianiste Seppe Gebruers et le contrebassiste Hugo Antunes, l’instant et le lieu revêtent une grande et profonde signification qu’il a (sans doute) tenu à faire inscrire le titre de son vieux label Po Torch sur la pochette pour bien signaler cela à ses auditeurs fidèles. Il y a longtemps que Po Torch vinyle a cessé ses activités, mais on retrouve ici toute l’acuité créative liée à la pratique de Paul Lovens. On est loin ici de la free – music énergétique du trio avec Schlippenbach et Parker. Seppe Gebruers joue de deux grands pianos accordés un quart de ton l’un par rapport à l’autre et simultanément quand il le faut. Cinq plages rassemblent les différentes « unedited free improvisations », vraisemblablement dans le désordre de la prise de son initiale, car on passe de Room 1 à Room 6/7 puis 3, 5b et 2 , sans doute pour des raisons de dynamique et d’enchaînement logique qui vont de soi pour des improvisateurs expérimentés. Hugo Antunes est crédité contrebasse préparée et non préparée. Son jeu un peu assourdi est oblique, percussif et épuré et se situe au centre créant un point d’ancrage ouvert et attentif entre les frappes millimétrées du batteur sur les peaux amorties (chiffons, gongs, petites cymbales), les bords des tambours et la frange des cymbales. L’archet fait subrepticement grincer les cordes amorties et les doigts bienveillants de Seppe pincent les cordes dans la table d’harmonie comme une harpe irréelle. Il joue quelques notes avec des intervalles secrets, lesquels se révèlent comme les clés de la réussite. Une voix parle dans le tambour, chaque frappe jouant une note – hauteur distincte, indéfinie et sans résonnance. Une musique aussi raffinée que sauvage étalée dans l’espace, l’écoute, sans aucune hâte, lentement pour nous laisser le temps d’entendre chaque son, chaque rebond, chaque résonnance. Le morceau le plus animé et anguleux (en 4 : Room 5b) est encore dans cette retenue, cet élan brisé avec ces frappes isochrones imperturbables sur woodblocks et gongs qui dans leur déraison suscitent des réactions subtilement ludiques avec une précision maniaque. Seppe et Hugo manifestent une maturité remarquable qui rentre complètement en phase avec les exigences esthétiques de ce batteur légendaire. Un trio tout en finesse d’ improvisateurs qui assument leur démarche collective jusqu’au bout des ongles. Pour une écoute individuelle profonde dans le calme de la nuit.
El Negocito est un label gantois (belge) fédérant une multiplicité d’initiatives focalisées sur le jazz contemporain ou free avec une ouverture d’esprit propice à une expression aussi « sérieusement » pointue ...et lucide jusqu’à l’ascétisme comme celle-ci.

Nephlokokkygia 1992 Hans Koch et Paul Lovens Ezz-Thetics 1033
https://ezz-thetics.bandcamp.com/album/nephlokokkygia
Deuxième album de Paul Lovens pour Ezz-Thetics (ex Hart-Art / Hatology), le premier étant une superbe collaboration avec le guitariste Florian Stöffner (Tetratne Ezz-Thetics 1023) absolument incontournable, surtout qu’on trouve peu de duos affolants de Lovens à la fois disponibles et aussi convaincants. Et c’est bien ce que je répéterai pour ce Nephlokokkygia 1992 providentiel. Héritier prodigieux de la grandiose veine percussive et rythmique de Milford Graves et Han Bennink, Paul Lovens a creusé sa galerie de forçat du son et des sens cachés de la gestuelle batteristique dans une manière aussi explosive qu’introvertie – intimiste dans le but unique de créer un véritable dialogue avec ses camarades duettistes d’un jour (ici Hans Koch) ou de toujours (Günter Christmann, Paul Rutherford, Evan Parker, Paul Lytton, Alex von Schlippenbach, Paul Hubweber, etc..) en étendant presqu’à l’infini sa palette acoustique et expressive. Son secret tient dans la dynamique miraculeuse de son jeu. Sa méthode personnelle consiste à allier la complexité avec la simplicité, ses frappes (inspirées autant par la percussion contemporaine, l’art des tablas indiens, le souffle swinguant de Kenny Clarke et les vibrations rythmiques de Sunny Murray) sont d’une concision inouïe. Contrastés et surprenantes, ses volées percussives favorisent l’art du crescendo, de la déconstruction et un chassé-croisé d’accélérations éruptives et d’arrêts sur images actionnant cymbales chinoises, râcloirs, crotales, et une scie musicale entortillée sur la caisse claire amortie d’un sempiternel chiffon. Comme me l’a dit un jour Lê Quan Ninh très honnêtement : il est un grand maître de la percussion et maints fantastiques improvisateurs de la percussion libérée souffrent encore de la comparaison, …si c’est possible de comparer. Et ce que j’apprécie franchement chez Paul Lovens, c’est son absence de « … isme » dans le face à face avec quiconque joue avec lui, quelque soit son « langage » ou sa « grammaire ». Il n’a même pas à adapter son jeu à celui d’Hans Koch, souffleur free qui aime à introduire dans son jeu déjanté et mordant une subtile dimension mélodique un brin tortueuse. Au fil des quatre concerts (Sofia, Warna, Russe, Plovdiv) dont un extrait est chaque fois reproduit dans cet album (indispensable) avec une qualité sonore lisible, physique et réaliste, on peut suivre à la trace la merveilleuse évolution de leur entente mutuelle. Celle-ci s’ouvre à de nouvelles coïncidences au départ de digressions intuitives, lesquelles sont le fruit d’une expérience extrême de l’improvisation (libre) sans faux détours. On découvre la quintessence de l’articulation de ce singulier clarinettiste – saxophoniste helvétique autrefois valeur sûre des labels ECM, Intakt et Hat Art et qui cultive autant un déchiquetage du chant de la colonne d’air en cisaillant la vibration de l’anche que des flashbacks de fragments de mélodies et d’airs disparus ou des growls rauques et désincarnés. Une excellente paire de joyeux drilles aussi volatiles que concentrés à outrance.

Spielä PaPaJo Paul Hubweber Paul Lovens John Edwards Creative Sources CS 340 CD
https://creativesources.bandcamp.com/album/spiel

Troisième enregistrement de ce magnifique trio, sans hésitation unes des toutes meilleures associations d’improvisateurs en exercice. Enregistrées respectivement à Zagreb et Aachen en 2003 et 2009, ces deux concerts fournissent la matière précieuse des deux compacts de Spielä. Le farfadet juvénile de la percussion libérée qui nous avait tant enchanté dans notre prime jeunesse, nous revient tel un vieux sage, savant de l’épure et du geste essentiel, Paul Lovens. Ce magicien hors norme a trouvé un alter-ego incontournable, le contrebassiste John Edwards, un des improvisateurs les plus demandés (Butcher, Weston, Parker, Dunmall, Brötzmann, Steve Noble, Mark Sanders etc…). C’est à cette aune qu’il faut apprécier le tromboniste Paul Hubweber, un musicien trop sous-estimé, sans doute parce que, sexagénaire, sa carrière a décollé sur le tard, malgré une créativité et des capacités musicales sans égal. Suivez son cheminement et ses albums à la trace et vous découvrirez un improvisateur insaisissable capable d’adapter son jeu au plus profond avec ses divers collaborateurs tout en continuant sa trajectoire esthétique et en maintenant ce qui fait de lui un improvisateur essentiel. Pour ma part, je vous dirais que, depuis la disparition de Rutherford et de Mangelsdorff chez les trombonistes, il y a George Lewis, bien sûr et puis, surtout, Paul Hubweber. Qui d'autre pssède cette dynamique qui lui permet de délivrer autant d'énergie tout en jouant "doucement parfois au bord du silence ? Mais au-delà des qualités individuelles de chacun de ses membres, ce trio PaPaJo vaut pour son alchimie particulière, la symbiose des sons, des timbres avec un équilibre fragile des dynamiques, une invention renouvelée des formes, des interactions subtiles, une empathie rare. Pour Alex Schlippenbach, PaPaJo est le trio qui exprime le mieux les qualités de la musique libre depuis ces quinze dernières années. On y trouve presque tous les éléments qui créent toute la fascination que cette musique procure sur ses auditeurs : simplicité, complexité, dérivation du free-jazz ou du contemporain, changement perpétuel des paramètres des sons et de la pratique instrumentale, écoute mutuelle, indépendance et entente tacite, invention et tentative simultanée et risquée d’idées les plus folles, surprises, variété kaléidoscopique des timbres … Si Paul Lovens est un des percussionnistes les plus « vite », PaPaJo, « lui », prend le temps de jouer, chacun laissant de l’espace à l’autre afin que les sonorités soient lisibles et que la musique respire. Cette qualité primordiale distingue PaPaJo de la lingua franca du free jazz, alors que la mélodie détournée (évocation de Loverman ou d’une ballade d’Ellington) et le pizz charnu d’Edwards s’y rattachent. Spielä : un double album de référence qui devrait fédérer bien des auditeurs éparpillés sur les micro-univers de l’improsphère.

25 mars 2024

Carlos Zingaro Florian Stoffner Fred Lonberg Holm João Madeira/ Alan Tomlinson Dave Tucker Roger Turner/ Gonçalo Almeida Peter Jacquemyn/ Carlos Bechegas João Madeira Ulrich Mitzlaff

The Wall 4tet Carlos Zingaro Florian Stoffner Fred Lonberg Holm João Madeira Na Parede Catalytic Sound digital
Malgré que cet enregistrement existe bien, vu que j’en ai reçu une copie accompagnée d’une « pochette » d’album en provenance d’un des musiciens du Quartet The Wall, je ne suis pas parvenu à mettre la main sur un quelconque lien officiel, aussi bien sur bandcamp que via la plate-forme de Catalytic Sound qui offre une ribambelle d'albums de Mats Gustafsson, Joe Mc Phee, Paul Lytton, Nate Wooley, Joe Morris et de ... Fred Lonberg-Holm. Comme les auditeurs (tourneurs, organisateurs, « concertgoers », collectionneurs) sont obsédés par les nombreux enregistrements de saxophonistes, je prends le contrepied en mettant en exergue les albums de « cordistes ». Même si les noms de Carlos Zingaro (violon), João Madeira (contrebasse) et parfois Florian Stoffner (guitare) et leurs enregistrements sont souvent évoqués sous ma plume. Comme je ne peux pas payer tous les enregistrements que je voudrais écouter pour en parler ici même, je suis contraint à commenter ceux qu’on me confie de bonne grâce. De manière générale, de nombreux saxophonistes improvisateurs « libres » s’imposent comme des solistes (vedettes) en étant « accompagnés » par un team « rythmique » « free » composé d’un contrebassiste, d’un batteur avec éventuellement un guitariste ou un pianiste. Il en résulte souvent une démarche plus individualiste centrée sur l’action musicale du souffleur, le saxophoniste, son instrument devenant l’élément prépondérant du groupe. L’aspect « collectif » sur lequel se focalise l’action d’improviser librement et « égalitairement » de manière à jouer de manière « fair-play » se révèle très souvent au sein de groupes d’instruments à cordes de la famille du violon, parfois en y ajoutant, une guitare, une flûte, …. Des univers de jeu où chaque improvisateur travaille sur un même plan, partageant la durée et l’espace, les actions – réactions – interactions de manière égalitaire et totalement interactive. Bref ce type de trio-quartet sax basse batterie etc… tend à conserver l’ordre hiérarchique du jazz « conventionnel » en pilotage automatique du souffleur tout puissant. Les improvisateurs « cordistes » explorent et font vibrer les cordes de la famille des violons avec une multitude de paramètres ludiques et sonores ou détaillent avec audace les possibilité expressives et « techniques » de la guitare acoustique ou amplifiée. On a alors droit à une démarche éminemment collective où il n’y a pas de « chef » et où chacun à son mot à dire à égalité avec chacun des autres protagonistes.
Et pour cela, avec The Wall Quartet, on est servi. Il se passe plein de choses, striées, frictionnées, vibrantes, obscures ou lumineuses, fuyantes ou abrasives. Ce n’est pas la première fois que le violoncelliste chicagoan Fred Lonberg-Holm officie avec des membres éminents de cette large fratrie portugaise. Ici le contrebassiste activiste João Madeira et le violoniste pionnier Carlos « Zingaro » Alves. Cet empathique trio violon violoncelle et contrebasse est secondé – subverti par un « jeune » as de la guitare électrique helvétique, Florian Stoffner, lui-même coupable d’avoir collaboré étroitement au chant du cygne du percussionniste Paul Lovens, aujourd’hui à la retraite. Son aisance à se faufiler entre les « violonistes » et leurs archets feu-follets est en tout point remarquable. On l’entend parfois à peine, mais sa présence, sa dynamique sonore se fait sentir complètement immergé dans l’univers ultra détaillé des frottements des cordistes. Na Parede est un enregistrement qui se sirote, se laisse réécouter pour pouvoir en retracer les séquences, les poursuites, le détail des échanges en mutation permanente. Je n’ai pas encore fini d’en faire le tour.

Alan Tomlinson Dave Tucker Roger Turner Live at the Loft 1993 scätter archive.
https://scatterarchive.bandcamp.com/album/loft-1993
Un trio extrême avec l’extraordinaire tromboniste Alan Tomlinson, disparu tout récemment, le non moins extraordinaire percussionniste Roger Turner et ce guitariste destroy sans concession qu’est Dave Tucker. Je trouve plus intéressant de vous donner les notes de pochette de cet album digital providentiel en lecture, en espérant que vous puissiez lire en anglais. Un élément qui peut se révéler très important dans un concert improvisée réside dans ses circonstances matérielles et temporelles.
It was a night that has properly gone down in history; an extraordinary and alarming night. Travelling by train from the previous concert in Berlin, the trio had lost Dave’s bag outside the station in Cologne, containing, totally inexplicably, all their money except for loose change, their flight tickets for the eventual return to London, their German rail tickets for the rest of the tour, their passports etc, as well as Dave’s guitar pedals and spare strings. Ostensibly, they had no means to go anywhere once they left the Loft. Unfortunately, the story goes, they only realised all this once they had arrived at the venue and started setting up on stage. To make matters worse, they were late, with the audience already sitting waiting: the British Council representatives who had helped fund the tour, Tony Oxley, Alan Silva, Phil Minton, all the Köln musicians of note and everyone else, a full house, sitting patiently, waiting for the band to arrive.
Panic hit on stage. how could it not? The trio was seen to jump around for 10 minutes, trying to come to terms with the situation, and then, realising they had to knuckle down to playing some music, which they really did. Just to add further tension, Alan and Roger got stuck in the lift in the interval between sets, having nipped out to buy a bag of chips, and it seems the whole situation finally hit the band in that second set (track 3); a kind of rage and horror of what to do, what was possible, after they left the Loft in an hour or so... it’s quite an extreme track.The recording was made on cassette and remains a legendary document of an incredible trio at an amazing moment in time.
Roger Turner was given a CDr of the material at a concert he played in Munich in February 2024. It’s only taken 30 years... well, you can’t rush these things... if only Alan had been able to hear it.
Hans-Martin Mueller, the main flute in the WDR Symphony Orchestra, who ran the space and was unable to attend the gig, had told Roger later that he had heard a recording and thought it an amazing, indelible concert. Who knows if he knew this background stuff... it's difficult to pronounce on its relevance.

On apprécie les frappes fulgurantes, ultra-détaillées et outrageuses de Roger Turner, la débrouille sonore électrique à la fois pointilliste et expressionniste-bruitiste de Dave Tucker et les éclats cuivrés grotesques, ses dérapages tout azimut, gargouillis borborygmo-onomatopéiques, effets de timbre, vocalisations délirantes, grognements renfrognés ou ponctués, crescendos improbables, cascades d'intervalles délicats etc… d’Alan Tomlinson. Ah les cascades de micro-frappes et de petits sons sur une quantité d’objets percussifs de Roger Turner. Roger est depuis longtemps un des percussionnistes les plus passionnants, diversifiés et amusément créatifs de cette scène. Dans ce contexte, la rage froide électrique de Dave Tucker est le parfait complément détonnant avec un sens exploratoire qui manque à trop de guitaristes noise. Ça craint. La dynamique empathique du trio, les pauses dans la décharge énergétique, l'éventail exceptionnel des variations soniques sans limite et le contraste absolu entre chacun d’eux fournit la matière d’un scénario inoubliable. Une musique où tout semble pouvoir arriver. Trente ans après, il y a toujours urgence !! Scätter archive nous permet d'acquérir l'album digital pour la somme que vous pouvez débourser, même la plus sommaire (une livre GBP par exemple ou plus ou moins)....

Encounters Gonçalo Almeida & Peter Jacquemyn FMR CD678 1023
https://goncaloalmeida.bandcamp.com/album/encounters-fmr-2024
Dans le mouvement de libération musicale « improvisée » libre des années fin soixante et septante, une formule instrumentale a réellement tranché avec les « habitudes » et les conventions : le solo « absolu » et le duo (ou trio) de contrebasses. Barre Phillips et son Journal Violone a/k/a Basse Barre (1968), « Music from Two Basses » de Phillips et Dave Holland (ECM 1971), les duos de François Mechali et Léon Francioli, Peter Kowald avec Barre Phillips, Maarten Altena et Barry Guy lequel a aussi gravé un duo avec Barre Phillips tout comme Joëlle Léandre et William Parker, Damon Smith et Peter Kowald et plus récemment le duo permanent des Suisses Daniel Studer et Peter K. Frei.
Le Belge Peter Jacquemyn a lui aussi enregistré avec ses amis Peter Kowald et William Parker et c’est avec grand plaisir qu’on le retrouve avec cet excellent contrebassiste portugais, Gonçalo Almeida. Profitant chacun des qualités instrumentales et imaginatives de chacun et l’amour des « graves » partagé avec tous leurs grondements, murmures, glissandi, textures, frottements tout azimut et cette communion profonde qui est née lors de leur « Encounters » . Rencontre qui débouche petit à petit sur de véritables Exchanges et une belle Enrapture. Soit les titres des trois improvisations contenues dans cet enrichissant et magnifique album. Peut-être dira-t-on que leur musique a quelque chose de « connu » , de « déjà vu » , mais comment bouder un tel moment d’écoute, de collaboration et de bonheur mutuel de jouer et découvrir. Bien chers frères, je vous le dis, il s’agit là d’une prière, d’une mise en commun entière, d’un cheminement dans la durée d’échanges qui s’imbriquent, se relancent et se complètent. La contrebasse pure qui vibre avec une autre contrebasse, cela contient une identité sonore, cela crée un domaine unique, un univers sonore particulier. Ajoutez – y un autre instrument, une autre dynamique et la magie risque bien de disparaître. Comme l’a énoncé le très expérimenté Dr Johannes Rosenberg (dont j’ai oublié les dates de naissance et de fin de vie, si vous voulez bien m’excuser), les instruments à cordes frottées de la famille des violons ne révèlent leur âme et nature profonde, secrète et enfouie qu’une fois réunis à l’exclusion de tout autre instrument. C’est pourquoi, je vous le dis, ces deux musiciens ont tout le mérite de nous faire découvrir cet état des choses qui nous parle autant grâce à leur action conjointe et malgré eux. C’est le corps, les cordes et le bois ouvragé qui s’exprime. Une belle réussite.

Open Finder Carlos Bechegas João Madeira Ulrich Mitzlaff 4DA Records
https://joaomadeira.bandcamp.com/album/open-in-finder
Le flûtiste portugais Carlos Bechegas s’est fait connaître il y a une vingtaine d’années et plus par une série de compact discs avec rien moins que Peter Kowald, Derek Bailey, Barry Guy, Alex von Schlippenbach, Joëlle Léandre, Michel Edelin et le tandem André Goudbeek et Peter Jacquemyn. Le voici en bonne compagnie lisboète, issue de cette fraternité féconde des cordistes Portugais. On n’aura jamais fini de les énumérer et de les écouter les uns avec les autres. C’est d’ailleurs à peine croyable. Carlos Zingaro, Ernesto Rodrigues, Ulrich Mitzlaff, Miguel Mira, Maria Do Mar, Maria Da Rocha, Helena Espvall, Hernani Faustino, Alvaro Rosso, João Madeira, etc… le tout publié par Creative Sources (+ de 750 albums – le label portugais d’avant-garde). Voici qu’un autre label lisboète plus que prometteur s’est lancé dans l’aventure sous la houlette du contrebassiste João Madeira, ici avec le violoncelliste Ulrich Mitzlaff et Carlos Bechegas ajoutant un bel opus à son précieux catalogue. Open Finder fait songer aux titres des albums de Bechegas intitulés « Open » quelque chose. Et c’est bien une des qualités premières de cette musique de chambre expérimentale improvisée raffinée, subtile dans laquelle prédomine une écoute mutuelle intense, une magnifique recherche – éventail sonore … : l’ouverture aux occurrences instrumentales de chaque individu, leurs propositions instantanées et à leurs inspirations secrètes. Car avant une telle rencontre, rien n’est dit, mais se découvre dans un cheminement partagé en quatre mouvements – développements aux titres suggestifs : Stream for One, Drag after Two, Rename under Three et Cut Out over Four. Musique collective avant tout où tout s’interpénètre et se marie avec finesse éclairé par le lyrisme contemporain du flûtiste, chaque morceau étant une entité musicale bien distincte avec séquences introverties, ses rêves, ses miroitements, ses sautes d’humeur et un aboutissement musical du début à la fin. Si vous voulez faire un beau cadeau à quiconque se révèle sensible à ce « genre » de musique dite « improvisée » détaillée etc.., vous ne vous tromperez pas en offrant ce bel Open Finder pour s’ouvrir encore plus les oreilles. Magnifique.

9 mars 2024

John Edwards / João Madeira & Margarida Mestre/ Alan Tomlinson/ Daniel Studer Extended II w. Harald Kimmig Alrred Zimmerlin Frantz Loriot & Philip Zoubek

John Edwards Just another day at home Klang Galerie GG452 12/23
https://johnedwards.bandcamp.com/album/just-another-day-at-home

Il fut une époque lointaine où les solos de contrebasse improvisés furent florès : Barre Phillips, Maarten Altena, Barry Guy, Peter Kowald, Paul Rogers, Joëlle Léandre, William Parker, certains atteignant des sommets ! Il nous manquait cet album récent de John Edwards, un des contrebassistes incontournables de ces 25 dernières années auprès de Veryan Weston, Mark Sanders, John Butcher, Paul Dunmall, Eddie Prévost, Evan Parker, Brötzmann, Charles Gayle, Joe Mc Phee etc… Une montagne de trouvailles sonores qui évoquent les obsessions bruissantes et incartades sonores de Maarten Altena. Ici l’art de faire vibrer la corde sur la touche de mille et une manières, un sens ludique exacerbé, un emballement enthousiaste. Deux longues improvisations de 25 et 23 minutes intitulées Jadah #1 et Jadah #2. L’esprit même de la free music immédiate sans la moindre prétention et « influence » académique. Son travail subtil et chaleureux fait autant « réfléchir » l’auditeur que le fasciner par ses sortilèges, ses idées brillantes, frottements d’archet, pizzicatos bourdonnants audacieux et pleins de sève, sens du tempo transcendant, col legno obsessionnels, vibrations narquoises, glissandi plus vrais que nature, grincements maîtrisés, doigtés folichons par de ça le chevalet.Particulièrement, ces moments soudains où John Edwards appliquent vivement les doigts d'une main (gauche ou droite) sur la touche tout en pinçant les cordes juste en dessous dans des riffs mouvants, comptines imaginaires proches de l'esprit des joueurs de kora de l'Afrique de l'Ouest. Cela paraît "simple", mais vous entendrez rarement un contrebassiste jouer de la sorte avec cette agilité déconcertante. Cet album est une vraie merveille qui réunit les qualités des grands contrebassistes de jazz (sens du rythme) et de l’improvisation radicale dans un opus unique enregistré lors de la crise du Covid, coincé à la maison quelque part en 2020. Absolument fantastique et unique dans son genre parmi tous les albums solo de contrebasse de la galaxie improvisation !

Voz de Baixo João Madeira & Margarida Mestre D4Arecords
https://joaomadeira.bandcamp.com/album/voz-debaixo

Une Voix et une Contrebasse. Une alliance fascinante comme un bel oiseau chantant et baillant sur une branche. La contrebasse vibre de tout son bois, son âme, ses écoutilles, son chevalet frémissant et de toute la profondeur de sa caisse qui convoite les courbes féminines. Face à cet imposant instrument qui semble malhabile mais que la sagacité et le talent de João Madeira fait vibrer et chanter, rebondir et résonner, tournoie et s’élève fragile et assurée la voix de Margarida Mestre, chant inspiré et babil, secrète et hardie, multiforme, conteuse et poétesse de l’indicible. Margarida instaure et renouvelle des narrations au fil de dix pièces qui ont chacune leur histoire, des sentiments, des allusions et une poésie distincte. Et le son de la langue portugaise est magnifique. Poésie sonore phonétique vs fragments d’ostinatos à l’achet en re-recording dans Aconteco me. Dans Deu la Deu, le timbre de sa voix évoque Jeanne Lee secondée par une légère walking-bass de circonstance. Lorsque l’archet oscille amoureusement dans Muneira, la voix vagabonde murmure une ritournelle sans parole dans Muinera para 2 où perçoit un enregistrement Diction d’un historiette en anglais the Walrus and the Carpenter, une narration poétique où la contrebasse joue le rôle du charpentier scieur de long : on entend vibrer le bois transformé en planches et réagir instinctivement aux mots et aux accents de la narratrice pénétrant à coup d’archet dans la signification du texte durant dix minutes superbement bien remplies où le feeling du contrebassiste incarne un deuxième personnage imaginaire, accompagnant une Contrebasse la voix avec un grand talent. Dans Co, Margarida voix implose la vocalité avec des borborygmes – sonorités intimement buccales qui font actionner langue, lèvres, joues, palais, gorge , inspiration et le contrebassiste taraude sa contrebasse avec un archet scalpel en phase. Chacune des compositions de ce duo – conversation étonnant revêt plusieurs acceptions du travail vocal, chanté, parlé et improvisé dans une dimension poétique et dramatique de la voix humaine, usant de tous les atouts d’une chanteuse aguerrie aux techniques avancées. Le rôle du contrebassiste consiste à créer un fil conducteur sonore qui réunit les différentes compositions imaginatives dans une œuvre à part entière ouverte à la diversité. Et cela en y insérant une dimension improvisée et ludique Remarquable, didactique et superbement original.

Alan Tomlinson at The Red Rose scatter archive
https://scatterarchive.bandcamp.com/album/at-the-red-rose

Enregistrées en 2006 et 2007 au Red Rose, le Comedy Club de Finsbury Park qui servit de base au club MoPoMoSo mené par feu John Russell de 1991 à 2007, quatre improvisations délirantes et échevelées du tromboniste britannique Alan Tomlinson (07 November 1947 - 13 February 2024) en solitaire. Elles eurent méritées d’avoir été publiées de son vivant peu après ces concerts, n’ayant rien à envier à celles de son ami Paul Rutherford ou de Günter Christmann, Hannes Bauer ou George Lewis. Vingt minutes bien tassées d’excursions trombonistiques expressionnistes, subtiles et parfois explosives. Cet artiste trop méconnu avait la capacité d’enlever l’assentiment amusé et l’enthousiasme spontané d’un public non prévenu qui n’avait aucune idée de ce à quoi il allait être exposé. Cette brochette d’improvisations intrigue, réjouisse et mystifie l’auditeur. L’instrumentiste et le musicien sont aussi sérieux et exigeants musicalement face à l’instrument et ses possibilités que le showman est loufoque et irrésistiblement drôle et extravagant. Un vrai phénomème de l’embouchure et de la coulisse. Le travail d’ Alan Tomlinson a été sous documenté ( Trap Street avec Beresford et Roger Turner pour Emanem il y a 20 ans et deux récents Alan Tominson trio pour FMR avec Dave Tucker et Phil Marks. Ces pistes digitales publiées par scätter archive sur bancamp sont donc providentielles. Servez- vous en donnant ce qu’il vous est possible de payer , car tel est le tarif de scätter archive ! Le jeu en vaut la chandelle.

Daniel Studer Extended II For Strings & Piano Ezz-thetics 1044
https://now-ezz-thetics.bandcamp.com/album/extended-ii-for-strings-piano

Pour ce deuxième opus “Extended II For Strings and Piano », le contrebassiste zurichois Daniel Studer a convié ses deux partenaires du String Trio, le violoniste Harald Kimmig et le violoncelliste Alfred Zimmerlin ainsi que l’altiste Frantz Loriot et le pianiste Philip Zoubek. Il s’agit d’une composition interprétée – jouée en studio et publiée en stéréo et dans un mixage « binaural » destiné à être écouté avec des écouteurs (headphones). Il faut vivre avec son temps. Si la musique coïncide avec l’esthétique exigeante du contemporain écrit vraiment requérante pour reconnecter nos neurones et notre appétit sonore, on y trouve aussi une attitude et un allant réellement « free-music ». Un aspect ludique insistant et même amusant qui relie l’œuvre à l’esprit de fantaisie de l’improvisation libre assumée. La partition permet à chacun d’être écouté distinctement en se focalisant sur les spécificités de son instrument et à interférer – interagir avec chacun présent. La combinatoire des sons effilés, striés, des glissandi nuancés, des clair – obscurs, l’extrême finesse des frottements des archets, en font un objet sonore incontournable. C’est en tout point remarquable, essentiel. N’hésitez pas à vous référer à ma précédente analyse de Extended I : De la démarche de Daniel Studer aidé par ses quatre camarades, on retiendra une remarquable extension des possibilités sonores, des formes musicales, de la mise en abîme des timbres, de l’intégration de chaque voix instrumentale dans l’ensemble, … Les neuf pièces enregistrées évitent radicalement ce qu’on appelle « le noodling » (péché mignon de la musique improvisée) par la précision du jeu, la clarté des intentions, et la variété des formes qui se dessinent dans chaque composition basée dans l’utilisation de techniques étendues ou alternatives. Le pianiste joue très souvent dans les cordes et la carcasse de son instrument et il est parfois difficile de distinguer les cordistes entre eux. On ne va pas se casser la tête pour ranger Extended dans tel ou tel type de démarches de compositeurs en se référant à X, Y ou Z. La musique d’Extended vit et existe par elle-même : son déroulement se révèle complexe, peu prévisible, et la musique complète par la richesse de son imaginaire et des perspectives nombreuses dans sa géométrie spatiale, intégrant une foule de traitements sonores et de modes de jeux acquis par des décennies de travail ardu dans l’acte d’improviser librement. (Cfr : https://orynx-improvandsounds.blogspot.com/2019/07/jason-alder-thanos-chrysakis-caroliner.html) Bis repetita placent !

16 février 2024

Alan Tomlinson Steve Beresford and Steve Noble/ Daunik Lazro & Jean Marc Foussat/ Abattage 40 ans Foussat/ Anaïs Tuerlinckx Jonas Gerigk & Burkhard Beins

R.I.P. ALAN TOMLINSON

Baggage & Boating Alan Tomlinson Steve Beresford and Steve Noble scätterarchives
https://scatterarchive.bandcamp.com/album/baggage-and-boating

Fine équipe et combinaison instrumentale riche. Au trombone, le superlatif et surprenant Alan Tomlinson qui vient de disparaître il y a quelques jours. À la batterie, l’inventif Steve Noble au don d’ubiquité à part égale avec son sens de l’invention prodigieux. Aux objets et à l’électronique low-fi, le pianiste Steve Beresford aux prises avec une table recouverte d’artefacts bruiteurs, des instruments électroniques « bon marché » comme le Casio et toute une panoplie d’objets sonores électriques/ amplifiés étalée devant lui (mélodica, jouets, mégaphone, cassette, dictaphone, bruiteurs divers…), instruments qu’il utilise à défaut d’avoir un piano à sa disposition. Cette pratique remonte aux années 70 dans les clubs londoniens et fait aujourd’hui partie intégrante de sa personnalité musicale. Leur trio a publié Trap Street avec Roger Turner pour le label Emanem. Quelque soit l’abattage scénique des collègues d’Alan Tomlinson qui peuvent compter pour des artistes incontournables de première grandeur, c’est bien le tromboniste qui s’affirme au centre de toutes les attentions du public. Sa présence scénique, son énergie, sa dégaine de comédien (comedy en anglais désigne l’art humoriste pince sans rire et excentrique délirant de Chaplin à Rowan Atkinson) et son jeu au trombone attire les regards fascinés des auditeurs. Derrière ses éruptions expressionnistes et tous ses dérapages sonores se cache un contrôle extraordinaire du trombone, une puissance phénoménale et une subtilité soigneusement camouflée. Certaines de ces facéties sont injouables : imaginez-vous d’un seul souffle transité du pianissimo ténu au fortissimo éléphantesque émis d’une seule traite. Alan Tomlinson avait toujours du travail dans le secteur du classique et du contemporain par la grâce d’un professionnalisme instrumental époustouflant, sa capacité à outrepasser allègrement les limites de son difficile instrument pour lequel il est requis de CHANTER les différentes notes avec leur bémol et dièse sur tout la gamme dans l’embouchure dans tous les registres sans mouvoir la coulisse et de faire coïncider les mouvements de celle-ci avec l’intonation précise des lèvres pincées dans les différentes embouchures utilisées. En son jeune temps, quand Alan fit ses débuts dans la scène improvisée internationale, il fut engagé sur le champ par Brötzmann himself (Alarm FMP 1030) aux côtés de Louis Moholo, Harry Miller, Toshinori Kondo, Alex von Schlippenbach, Frank Wright et Wim Breuker en 1981 et fut un membre permanent du London Jazz Composers Orchestra de Barry Guy (Stringer, Harmos, Theoria etc…) durant des années. À cette époque, il enregistra ses œuvres en solo tout à fait intéressantes pour le label Bead Records, dans un album inititulé Still Outside aux trombones (préparés !) alto, ténor et basse. On l’entendit aussi dans un LP en compagnie de Phil Minton, Hugh Davies et Roger Turner , Ruffff… by the Ferals (Leo Records). Sans se tromper, on peut déclarer qu’Alan Tomlinson est un des grands improvisateurs parmi les plus méconnus, toujours actif jusqu’à son décès survenu il y a quelques jours. Une solide perte pour la scène londonienne (et le London Improvisor’s Orchestra). Heureusement, Liam Stefani vient de publier une série d’enregistrements live sur son label digital scatterarchive. Et il y a de quoi se régaler. Je vous passe le détail de concert au Boat Ting (qui vient de couler dans la Tamise, malheureusement)avec un surprenant Steve Noble qu'il faut découvrir dans son jus londonien pour se faire une idée du sensationnel registre qui est le sien ! Jetez-vous dessus immédiatement en payant ce que bon vous semble, car telle est la stratégie « commerciale » de scätter. On y trouve aussi un album solo au Red Rose, son trio avec Philipp Marks et Dave Tucker "live at the Klinker" et un autre avec Roger Turner et Rhodri Davies "at Ryan's Bar". Incomparable ! R.I.P. Alan Tomlinson.


Foussat Lazro Trente Cinq Minutes et Vingt-Trois Secondes : Jean-Marc Foussat & Daunik Lazro FOU Records FR-CD 62
https://fourecords.com/FR-CD62.htm
https://foussat.bandcamp.com/album/trente-cinq-minutes-vingt-trois-secondes

Ce n’est pas la première fois que le saxophoniste Français pionnier du « free » Daunik Lazro apparaît dans des albums parus chez FOU Records, le label du preneur de sons (insatiable) Jean-Marc Foussat, lequel s’affirme comme un artiste sonore (et « électronique ») de premier plan. Des enregistrements datant de plusieurs lustres dont l’urgence se fait toujours sentir à l’écoute : Instants Chavirés avec Annick Nozati et Peter Kowald, Enfances avec Georges Lewis et Joëlle Léandre, Ecstatic Jazz avec Siegfried Kessler et Jean-Jacques Avenel sont des témoignages saisissants de la rage obstinée sans concession de Lazro et sa superbe capacité à improviser collectivement (Peripheria, même label)). Ou plus récemment, Marguerite d’Or Pâle dans lequel Daunik étrenne son sax ténor avec Sophie Agnel. On trouve aussi une collaboration qui le réunit avec Jean-Marc Foussat lui-même : Café OTO 2020 un double CD avec Evan Parker, J-MF et Daunik. Voici enfin les deux amis en duo. Crédités chacun mécanisme instinctif et résonnant (J-M F) et kaléidophone ténor (DL) pour trois morceaux dont les titres énoncent leurs durées en français tout comme le titre de l’album Trente-Cinq Minutes et Vingt-Trois Secondes. C’est un (des) album(s) de Foussat où l’aspect dialogue avec son comparse est le plus sensible et le plus intériorisé. Il change de direction et de sonorités en fonction de l’humeur et des détails sonores du jeu du saxophoniste, mordant, rauque, crachant des bribes, éructant sans crier des timbres rares, des morsures venimeuses ou simplement lyrique un instant… La difficulté de ces machines électroniques est d’en scinder, découper et doser les interventions pour que le souffleur puisse faire respirer son jeu sans être emporté par un flux constant. Et cela, afin de créer un dialogue, des imbrications, des questions réponses et d’éviter cette sensation de drones alors que la démarche de Lazro est quelque peu pointilliste, rêveuse, en harmoniques sifflantes ou carrément déchiquetée. Foussat incorpore aussi le souffle du saxophoniste dans son installation se mêlant aux oscillations électroniques émises avec un excellent sens de la dynamique, des variations d’intensité, gouttes d’eau digitales, murmures, de crescendo-decrescendo jusqu’au silence. Tout au long de cet enregistrement précis, se développe une musique – rage-à-froid aussi engagée que distanciée, un univers original qui sert égalitairement autant le talent de l’un que celui de l’autre. Un beau travail collectif.

Abattage jean-marc foussat (1983-2003) FOU Records FR-CD 50
https://fourecords.com/FR-CD50.htm
https://foussat.bandcamp.com/album/abattage
Réédition 40 ème anniversaire d’une parution datant de 1983 publiée alors sans son complément graphique. Je cite l’auteur : « Ré-édition de Luxe à l’occasion du 40ème anniversaire de la sortie du vinyle en octobre 1983 ! Version CD remasterisée, enfin accompagnée du livret de 32 pages originellement rêvé mais abandonné à l’époque faute de moyens phynanciers ».

La pochette contient un livret / partie graphique où figurent photos, textes, dessins et collages d’une époque lointaine. Ce livret est inséré dans la tranche de la pochette légèrement cartonnée d’où on a le loisir de le retirer aisément afin de le contempler et d’en lire les poèmes graphiques qui font songer à ceux d’Apollinaire. Si Jean-Marc Foussat est crédité Compositions, Prises de son & appeaux, guitares, piano, voix, objets, radio, synthétiseurs EMS, on trouve aussi Jean-François Ballèvre au piano dans Ruines, les Employés Municipaux de la ville de Manosque avec une benne à ordures ménagères et Alfredo Morgado Peralta, un marteau piqueur. Et le « rire de Chine » !
Abattage réunit six compositions numérotées 1, 2, 6, 7, 8, 11 avec des durées 1’06’’ 14 (Grillage), 9’36’’ 05 (Images & Jalousies), 4’30’’ 10 (Ruines), 1’48’’ 08 (Petit Paysage), 2’42’’ 09 (Hontes, Inquiétude & Quevœjotto), 13’12’’ 20 (Abattage) et 1’00’’ 45 (--) . Notez, je ne comprends pas tout des indications (numéros après les secondes … centièmes de seconde ?) , sur le CD il y a bien les digits 1, 2, 3, 4, 5 qui correspondent aux morceaux précités. Sur la page bandcamp de l’album, on trouve quatre plages intitulées Abattage 1 (5’33’’), Abattage 2a (01’26’’), Abattage 2b (6’10’’) et Abattage 3 (1’00’’), soit l’entièreté du disque original paru en 1983. Ensuite, sur le CD, il y a / aurait des morceaux ajoutés assez courts … et les digits se suivent : 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13 … sur le tableau du lecteur CD. Mais il y a des choses intéressantes dans une démarche expérimentale, bruiteuse, excentrique, naïve. Mais on n’est pas obligé de comprendre, (je vais percer ce qui me semble mystérieux). Pour le moment, il suffit de se laisser aller à écouter cette musique extravagante qui n’a aucune prétention, autre que celle d’essayer, d’explorer, subvertir, avec ses collages – montages ahuris, cet univers parfois foutraque, grinçant, gargouillant, absurde … On y entend aussi plusieurs échantillons réussis de musique électronique sauvage dont on reconnaît aisément la paternité (ou filiation) Foussattienne. Une curiosité « ancienne » qui vaut le détour et qui ne ressemble à rien d’autre qu’à elle-même.
J’ajoute encore qu’improvising beings avait publié un quadruple CD anthologique de la saga Foussatteuse (comme sulfateuse) dont certains morceaux sont encore plus précoces : Alternative Oblique.

Anaïs Tuerlinckx Jonas Gerigk Burkhard Beins Au Crépuscule Confront Recordings CORE 39.
https://confrontrecordings.bandcamp.com/album/au-cr-puscule

Limited Edition CD pour cette musique rare proche de la démarche d’AMM, originale et authentique.Surtout sensiblement différente. À l’heure où je vous écris, il reste cinq copies sur le compte bandcamp du label. Sorry, de ne pas en avoir écrit plus tôt un compte rendu, bien que je m’étais plongé avec le plus grand ravissement dans cette musique fascinante, radicale et bien ressentie – vécue – partagée, mais il faut du temps pour concevoir une chronique. Deux Chimères I et II (19 :54 et 20 :05) durant lesquelles les trois improvisateurs interpénètrent leurs curieuses sonorités au travers de celles des autres, dans une recherche de l’indicible, exploration méticuleuse et introvertie de leurs instruments respectifs. Anaïs Tuerlinckx plonge des deux mains dans les entrailles du grand piano en faisant vibrer, crisser et bruiter, les cordes tendues, les mécanismes, l’armature métallique et la caisse de résonance de son instrument. Jonas Gerigk fait imploser la résonance de sa contrebasse et des cordes contre la touche avec un chevalet investigateur. Le "méta-percussionniste" Burkhard Beins actionne archet, toms et baguette sur une sorte de batterie préparée avec des ustensiles de percussions et des cordes tendues sur les peaux : cymbales et métaux scintillants ou grondants. La pianiste Anaïs Tuerlinckx évoque la percussion spécifique de Beins sur les touches ... et l'archet tournoie un bon moment comme un derviche. Un foisonnement sonore inextricable envahit notre perception sans que nous parvenions à distinguer « qui joue quoi ». Alors que les frottements sonores de cymbale ou de tam-tam d’Eddie Prévost d’AMM et sa caisse claire résonnante se détachent toujours du flux sonore par rapport aux autres instruments (piano de John Tilbury ou sax de John Butcher), les ébats méta-instrumentaux de Beins-Gerigk-Tuerlinckx cultivent l’intrication forcenée avec un calme olympien. On rêve face à cette précision sonore alliée à une varitété de timbres, d'intensités et de textures plus que remarquables. Leur tension intense focalise notre attention sans jamais trahir un quelconque empressement ou la moindre excitation. Avec cette expression abstraite ultra fignolée et radicale, les trois artistes tiennent la distance et occupent le champ auditif de manière très convaincante sans surjouer. Méritoire. Approfondissement musical réussi des années "réductionnistes" soft-noise.
Publié par Confront, le label de Mark Wastell avec qui Burkhard Beins avait défrayé les annales il y a plus de 20 ans en compagnie de Rhodri Davies au sein de Sealed Knot, un de mes trios favoris de cette époque.

9 février 2024

Guillermo Gregorio Damon Smith Jerome Bryerton/ Ivo Perelman Barry Guy Ramon Lopez/ Carlo Mascolo Miguel Mira Marcello Magliocchi / Joris Rühl Feuilles avec Xavier Charles Jonas Kocher Toma Gouband/ Roberto Di Biaso

The Cold Arrow Guillermo Gregorio Damon Smith Jerome Bryerton Balance Points Acoustics bpaltd 19019
https://balancepointacoustics.bandcamp.com/album/the-cold-arrow-bpaltd19019

Le clarinettiste Guillermo Gregorio s’est fait connaître par plusieurs albums Hatology parmi lesquels Background Music avec Mats Gustafsson et le batteur Kjell Nordeson dans un trio atypique et une version du Treatise de Cornelius Cardew. Plus récemment, Takeo Suetomi a publié une Futura Spartan suite d’un trio de Gregorio avec le bassiste Nicolas Letman Burtinovic et du batteur Todd Capp et lui font suite d’autres trios le batteur Ramon Lopez et le guitariste basse Rafal Mazur (Wandering the Sound) ou le bassiste Joe Fonda (Intersecting Lives) pour Fundacja Sluchaj. Ce même label polonais propose aussi Room of the Present avec le contrebassiste Damon Smith et le percussionniste Jerome Bryerton (Room of the Present). Rien que de penser à ces inattendus October Meetings déjà lointains (dans le temps) de cette paire Smith & Bryerton avec le génial Wolfgang Fuchs pour le label Balance Points Acoustics, je me dis que cette Flèche Froide doit sûrement être incontournable. Le problème avec cette inexorable avalanche d’albums CD’s et digitaux c’est que sous une couche épaisse d’enregistrements qui cultivent la plaisante lingua franca de la free-music, se trouvent aussi et malgré tout de véritables trésors. Enfin du moins, une combinaison d’instruments /musiciens vraiment astucieuse comme ce trio « Cold Arrow » . Si Guillermo Gregorio est un brillant clarinettiste volubile formé au classique contemporain avec un sens de l’écartement instinctif vers le sonore et un don inné pour souffler au plus proche du silence, ce penchant est cultivé savoureusement et profondément par Damon Smith, un véritable sculpteur du son et de la matière de la contrebasse acoustique et par Jerome Bryerton. Celui-ci ajuste ces ustensiles percussifs pour livrer des vibrations, textures et bruissements avec agilité et une belle précision sans envahir le champ sonore et la capacité d’écoute : interventions superbement équilibrées par rapport à la dynamique et aux subtilités de ces deux collègues. On apprécie l’usage nuancé des ustensiles métalliques : tam-tam, cymbales (archet ou mailloche, grattage…) et des « secouages » d’objets percussifs, tintements divers en phase avec le contrebassiste – explorateur etc… Damon Smith déploie son imagination à l’archet et un toucher sensible en pizz parfaitement approprié à l’ensemble (on songe à Barre P.). Atmosphères évoluant dans différents registres mettant en évidence le lyrisme extensible et secret de Gregorio, un clarinettiste parmi les plus originaux, attaché au timbre et à la ductilité de la clarinette « normale » dans un univers harmonique contemporain post Webern. Cette dualité est développée lors de dix improvisations autour des quatre minutes dont huit sont intitulées Planar Effect numérotées de 1 à 8 dans le désordre. Une autre, Coplanar 4 et N°12x. Compositions , improvisations ? Peu importe, on se laisse emporter par leur musique introspective, la rêverie et aussi la réalité intransigeante de leur démarche collective, avec aussi quelques passages virevoltants de la clarinette. Le dosage des interventions individuelles est en tout point remarquable, et celles-ci sont toujours cohérentes avec les affects de chacun et du trio, lequel met magnifiquement en valeur leurs intentions et leur talent musical.

Carlo Mascolo Miguel Mira Marcello Magliocchi Bridge in the Dark FMR CD638-822
https://muzicplus.bandcamp.com/album/mmm-trio-bridge-in-the-dark

Enregistré en 2018 et publié récemment par le prolifique label FMR Records, Bridge in the Dark s'affirme comme un excellent témoignage de cette musique improvisée « libre » qui s’affirme plus comme une rencontre d’individualités aux parcours et aux esthétiques différentes voire même divergentes jouent le jeu créer des liens sonores, des correspondances, soit « un pont dans le noir » de l’instant et du lieu. Ce qui compte dans ces 7 improvisations bien typées aux durées courtes (3 seulement tournent autour des 5 et 6 minutes), est l’empathie, la trouvaille d’une forme spontanée et réfléchie dans laquelle les sons produits par chacun se mêlent, s’enrichissent, s’agrègent dans une magnifique empathie. Miguel Mira appartient à cette fratrie géante de cordistes portugais qui collaborent intensément les uns avec les autres (Carlos Zingaro, Ernesto Rodrigues, Guilherme Rodrigues, Joao Madeira, Hernani Faustino, etc...) dans une kyrielle de formations aussi intéressantes les unes que les autres. Sa musicalité et ses idées sont structurantes, permettant au percussionniste Marcello Magliocchi, un vétéran de la scène italienne (Gianni Lenoci, Roberto Ottaviano, William Parker, Carlo Actis Dato, Adrian Northover, Matthias Boss etc…) et puriste de l’improvisation, de détailler adroitement toutes les ressources sonores et ludiques de son savoir-faire de batteur de haut vol, sans jamais obstruer le dialogue avec des frappes «inconsidérées ». On songe à Roger Turner par exemple. Une finesse remarquable, une légèreté dynamique et «coloriste» spécialement dans le travail des métaux, cymbales …. L’électron libre du trombone méridional, Carlo Mascolo, un résident de l’antique ville d’Altamura qui a accueilli cette superbe session, a plus d’un tour dans son sac : bruissements aux lèvres bourdonnantes, sonorités vocalisées en glissandi expressifs, toute cette grammaire trombonistique partagée des anciens (Rutherford, Schiaffini, Bauer, Rudd) dont il prolonge créativement les artifices et coup d’éclats. Et Miguel Mira, force tranquille, livre le complément sonore « adéquat », ce ciment qui ajoute encore plus de cohérence… et de musicalité partagée. Rien à redire : Bridge in the Dark est un véritable album de musique improvisée libre, offre une belle écoute mutuelle, un excellent travail collectif. Une trentaine de minutes parfaitement remplies qui s’écoulent comme dans un songe ou comme une communion d’esprit qui fait s’évanouir le temps.

Interaction Ivo Perelman Barry Guy Ramon Lopez
https://ivoperelmanmusic.bandcamp.com/album/interaction

Trio “Classique” sax ténor – contrebasse – percussions enregistré en 2017 , plus de deux heures de musique publiée en digital par Ivo Perelman lui-même. Celui-ci enregistre tellement qu’une partie de ses sessions sont publiées hors CD ou vinyle, uniquement en digital via la plate-forme bandcamp. Le contrebassiste Barry Guy fait merveille de bout en bout, héritier « free » des contrebassistes modernes tels La Faro et Peacock et pour ce faire, son coéquipier batteur Ramon Lopez est plus qu’à la hauteur avec toutes les nuances de frappe, glissement, frottement, scintillement. Trilogue pleinement réussi mettant en évidence le jeu si précis, reconnaissable et hautement original d’Ivo Perelman. Le lyrisme à l’état pur et un sens mélodique profondément brésilien qui étirent les notes, leurs harmoniques, morsures du vent, growls, spirales, extrêmes de la colonne d’air… poésie du souffle. Musique en trio translucide dans laquelle il est possible de suivre distinctement le jeu instrumental de chacun à égalité. Jazz – free dira-t-on … oui mais le leur a épousé les « règles » et l’éthique ultra démocratique de l’improvisation libre collective égalitaire – antihiérarchique où chaque contribution individuelle a la même importance que ce soit pour le contrebassiste, le batteur ou le saxophoniste lequel puise allègrement dans le registre sonore des anciens (Mobley, Getz, Henderson, Webster) tout en poursuivant sa propre route. Il n’y pas une once d’accompagnement ou de "section rythmique », aucun soliste. Mais une construction instantanée basée sur l’écoute mutuelle. Cela dit ces trois musiciens ont un niveau instrumental, esthético-musical etc… exceptionnel.
Vingt morceaux, Part 1 & Part 2 subdivisées chacune en Tracks numérotées de 1 à 11 et de 1 à 9. Ça a l’air assez prosaïque pour des improvisations aussi raffinées qu’habitées, sensuelles (Ivo), subtiles (Barry), raffinées (Ramon et Barry). On n’arrive pas à s’en lasser, c’est vraiment le top-notch de ce free free-jazz totalement improvisé. Face aux sonorités merveilleuses du sax ténor, tour à tour veloutées, spiralées, éthérées, aux harmoniques étirées jusqu’au cri modulé par magie, le contrebassiste sollicite toutes les nuances de frottement à l’archet poussées jusqu’au sublime et cette percussion du bois de l’archet sur tous les angles des cordes vibrantes. Écoutez-le bien, il n’a pas son pareil… puissance et délicatesse souvent au bord du silence. Et le percussionniste au pur service de ce qui se trame dans une démarche épurée et un sens de la dynamique permanent du foisonnement jusqu’à l’effacement. Une parfaite réussite.

Joris Rühl Feuilles avec Xavier Charles Jonas Kocher Toma Gouband Umlaut Records umfr-cd46
https://umlautrecords.bandcamp.com/album/feuilles

La pochette est recouverte d’enchevêtrements photographiques d’arbres et branches ayant perdu leurs feuilles en fin d’automne. Joris Rühl est crédité « composition » et clarinette, clarinette tout comme Xavier Charles. Jonas Kocher est un accordéoniste proche de Hans Koch, Michel Doneda et Jacques Demierre alors que le percussionniste Thomas Gouband a tourné et enregistré avec Evan Parker et Matthew Wright. Joris Rühl a enregistré lui aussi en duo avec Doneda et Xavier Charles fait partie du légendaire trio « The Contest of Pleasures » avec John Butcher et Axel Dörner. Tous sont experts en « techniques étendues » dans la recherche sonore (et conceptuelle) de l’improvisation radicale à la limite de la composition alternative et d’une mouvance minimaliste dite « lower case ». Si Rühl a « écrit » / devisé cette composition, c’est bien à l’intention de musiciens rompus à l’improvisation. Feuilles s’étale durant 50’34’’ et fut enregistré en novembre 2022 au studio La Ferrière à Mésanger. De superbes et presqu'immobiles agrégats de souffle et de vibrations sonores planent dans l'espace se relaient en se modifiant insensiblement. L'art infini des drones et de l'interpénétration de sonorités et de vibrations. Tout à fait remarquable au départ, cette musique éthérée et étirée devient de plus en plus intrigante au fil des minutes jusqu'à un cahot - hoquet imbriquant les deux clarinettes et les soufflets alors que la percussion tintinabule. Il y a une intensité dans la durée, une communion profonde de chacun des musiciens. L'écoute doit être aussi intense et attentive pour sentir les implications de cette oeuvre mystérieuse où l'apparente simplicité semble se dérober face à l'infini. La fin s'estompant graduellement vers le silence, d'ailleurs. D'autres commentateurs ou experts plus au fait que moi de ce genre de compositions musicales, en diront plus ou... moins. Joris Rühl a des intentions esthétiques à la hauteur de son grand talent (partagé par ses trois acolytes et vice et versa ; l'écoute, même "naïve", a tout autant d'importance. Cette musique demande à être entendue avec nos sens et notre imagination, sans pour autant en approcher, et encore moins en approfondir, l'exégèse. Pour une expérience sensitive de haute qualité.

Aniello Perduto cade la neve sovrana, vicina è la stella lontana Roberto Di Blasio Setola di Maiale SM 4660
https://anielloperduto.bandcamp.com/album/cade-la-neve-sovrana-vicina-la-stella-lontana

One-man band en re-recording du souffleur Roberto Di Blasio, crédité ici aux sax alto et soprano, à la batterie et aux percussions. Aniello Perduto : l'agneau égaré. Quinze morceaux rythmés aux métriques décalées et aux riffs en escalier, comptines insolites, rythmes impairs ou peu réguliers, avec les deux sax à l'unisson ou en hoquets sautillants. Musique joyeuse et enjouée ou nostalgique, faussement "simple" et bourrées de clin d'oeil. Scansions répétitives, gigues imaginaires, spirales abruptes sur ressorts, fragments mélodiques en ritournelles qui se télescopent (13 Orto). Le feeling des musiques populaires. Pas de "solos" ou d'improvisations. Un travail original dans le sillage de tous ces improvisateurs "mélodistes" italiens tels que le trio O.M.C.I. (Geremia, Rusconi, Periotto) ou Carlo Actis Dato. On songe aussi quelque peu à la musique breukérienne ou à un accordéon populaire qui vient de nulle part. Mais en fait trêve de comparaison, Roberto Di Blasio est un original qui, à force d'ingéniosité, a poussé son travail dans une formule - concept vraiment personnelle, un univers en soi dont le matériau mélodique est retravaillé au fil des plages, certains motifs réapparaissant plus loin dans des perspectives différentes et plus complexes. Derrière l'apparente simplicité (deux sax et une batterie), se cachent les perspectives eschériennes du pauvre. La dernière composition flotte avec un "tutti" - drone incertain de plus de 10 minutes alors que tous les autres morceaux se déclinent entre une et trois minutes. En finale, une comptine désenchantée du bout des lèvres avec une voix absente dans un dialecte italien que j'ai peine à identifier. Pour retrouver l'Agneau Perdu, le berger a effectué bien des girations certaines à colin-maillard avec lui-même... Concept album qui peut laisser perplexe l'auditeur "branché" de "free-music" improvisée ou de jazz d'avant-garde à la première écoute. Mais en grattant la surface et en se laissant conquérir, l'écoute de cette "musiquette" sans prétention apparente peut se révéler fascinante. Félicitations à cet astucieux musicien créatif !